Entretien avec Michel Hilaire - - juin 2021
Extrait d’un entretien réalisé à Paris en juin 2021 avec Michel Hilaire (conservateur en chef du Patrimoine, directeur du Musée Fabre de Montpellier) pour l’exposition Variations
Michel Hilaire : comment en es-tu venu à faire le choix de la peinture ? Le fait de n’avoir pas fréquenté une École d’art a-t-il été pour toi un atout, une plus grande liberté ? Comment les choses se sont-elles articulées après tes recherches à l’Université sur « les fonctions de la matière dans l’œuvre picturale » ?
Guillaume Toumanian : Je dis souvent que ma rencontre avec la peinture était liée à un besoin d’expressivité, il y avait quelque chose de brut au départ, dénué de toute culture artistique. Je pense sincèrement que c’est la rencontre avec la matière qui m’a guidé vers la peinture, vers une interprétation du réel et une réflexion liée à l’incarnation de la peinture. A cela est venue se superposer la technique puis la culture, dans cet ordre là. Lorsque j’étais étudiant à Bordeaux, il existait des partenariats entre l’Université Montaigne où j’étais inscrit en Arts Plastiques et l’école des Beaux Arts. Ainsi, nous avions la possibilité de suivre des cours de pratiques artistiques dans les ateliers de peinture et de dessin de l’annexe des Beaux Arts. En parallèle, je suivais mon cursus universitaire qui me permettait d’approfondir la théorie et mes connaissances en Histoire l’Art. Donc oui je considère que cela a été un atout de ne pas me confronter directement à la création dans une école d’art car je me suis forgé une culture nécessaire pour développer une créativité telle que je l’envisageais. Il s’agissait aussi d’un espace de liberté car je pouvais choisir des modules (esthétique de l’art, culture et communication…) selon les recherches que je menais à partir de la licence. Je ne me considérais pas peintre, j’ai même mis longtemps à l’assumer. J’étais une sorte d’apprenti, et je me préparais à être enseignant. Au milieu des années 90 « La peinture est morte » était le leitmotiv dans les écoles d’art en France et cela était très difficile à entendre et à comprendre. J’ai choisi de continuer à peindre et tout s’est articulé à ce moment là. Effectivement, j’avais soutenu mon mémoire de fin d’étude sur « Les fonctions de la matière dans l’œuvre picturale ». Un questionnement très vaste qui faisait écho à mes balbutiements artistiques. Les premiers sujets des peintures apparaissaient dans la matière, des torses, des têtes, des corps entremêlés et aussi des collages (monotypes et papiers huilés). Les paysages arriveront bien plus tard. Toutes ces recherches m’ont permis de construire ma pratique personnelle et développer une écriture au fil des années.
MH : Indéniablement ton travail s’inscrit dans le vaste mouvement de la modernité du XIXème-je pense surtout ici à la Nouvelle peinture de Manet-qui renouvelle en profondeur les genres traditionnels du portrait, de la nature morte et surtout du paysage. Bien d’autres influences sont venues par la suite se greffer à ce premier héritage avec les noms de Turner, Whistler, Monet dont tu as souvent parlé, ou encore ceux d’Ivan Aïvazovski, de Gevork Bachindjaghian –étudiés à la galerie Nationale de Erevan lors d’un voyage en Arménie en 2016-, moins connus d’un public français. Pourtant, au-delà de ces influences ta démarche demeure singulière beaucoup moins redevable « au motif » que ce que l’on pourrait croire au premier abord. Qu’est ce qui met en branle au fond ton travail de peintre ?
GT : Bien entendu, je me suis nourri de toutes ces références mais je ne suis pas un peintre du « détail ». Le premier geste est assez brutal comme je le décris précédemment et je me laisse dériver dans la peinture. Elle m’entraîne et me bouscule pour devenir le sujet elle-même. C’est un va et vient permanent avec le sujet. Les références sur lesquelles je m’appuie sont une sorte de balise, elles me permettent de naviguer dans l’histoire de la peinture occidentale mais aussi orientale (de par mes origines) et de me confronter aux époques. Il y a l’œuvre et son contexte. Il y a Manet et le Salon des refusés. L’acte de peindre est une forme de résistance aux tentations, au consensus d’un art « pompier ». Comme je l’évoquais au début de l’entretien, dans le contexte de ma formation et de la mort annoncée de la peinture, il fallait résister et peindre sans concession. En ce qui me concerne, une sorte de mémoire vive se met en place et constitue le terreau de la création. Une mémoire qui interagit dans ma peinture et me pousse à puiser du côté de la perception. Tout est question de vibration, je me fie à mes intuitions et à ma propre sensibilité. Il y a également une part contemplative inhérente à ma pratique. Le processus est lent et les reprises de peintures plus anciennes ne sont pas rares. Nous y reviendrons. C’est toute la force de la peinture. A ce propos, nous avions été invités avec Philippe Cognée à en débattre lors d’une rencontre/discussion publique en octobre 2018 à l’Institut Culturel Bernard Magrez à Bordeaux. Le rapport au temps est un élément à prendre en compte. J’ai appris avec l’expérience à fonctionner avec ce paramètre. Le jugement et l’interprétation interviennent à posteriori et scelle le moment ou le tableau ne m’appartient plus.
MH : Ce qui me frappe en regardant ces peintures c’est cette qualité de vague, d’indétermination du sujet qui s’y trouve ; le regardeur est comme saisi par un sentiment de perte de repères, il ne sait plus tout à fait où il se trouve, ni ce à quoi il assiste, il est immédiatement projeté vers un ailleurs dont il ignore les contours –je pense notamment à des tableaux comme Lunaire ou Étincelles. Ce qui est sûr à un moment donné c’est qu’il se laisse guider par une émotion. Est-ce la même émotion qui a présidé à l’élaboration du tableau ?
GT : Cette incarnation de la peinture est une sorte de personnification dans laquelle le regardeur se projette. Cette interprétation est tout d’abord émotionnelle. C’est le postulat de départ. Je suis guidé par ma propre émotion et je tente de la transmettre. Je n’impose rien, je donne à voir et j’aime à penser qu’un dialogue, une relation s’installe avec la peinture. J’ai de nombreuses anecdotes qui vont dans ce sens. Dernièrement, celle d’un couple de collectionneurs lyonnais est assez significative car ils avaient fait l’acquisition d’une toile « Brume » en 2007. Cette peinture représentait un arbre (la série du Grand Chêne) et lors d’un vernissage en 2019, ils m’ont dit : « Nous avons un de vos tableaux, un arbre…et figurez-vous que nous ne le connaissons pas encore ». Ce n’est donc pas vraiment une perte de repère mais davantage un déplacement permanent car la peinture est un voyage. Pour ma part, il s’agit d’un rapport très personnel, très intérieur. Ce que je peins c’est ce que je vis mais aussi ce qui est en moi. L’inconscient joue un rôle aussi dans le processus artistique et laisse jaillir ou resurgir des éléments parfois inattendus. Cette sensation peut être déstabilisante, surtout plus jeune, mais la peinture répond aussi à cette exigence du discernement. De manière familière, on pourrait dire que je « laisse venir ». Le propos n’est pas narratif ou simplement figuratif. A mon sens, peindre c‘est engager une lutte, un « combat » disait Bacon pour exprimer ses émotions. C’est de l’ordre de la transposition. Ce sont ces variations qui me renvoient au premier texte écrit pour mon premier catalogue d’exposition en 1999 par Jean Lascoumes (professeur à L’École des Beaux-Arts de Bordeaux). Le titre de cette exposition à Montpellier reprend ce titre, décliné en deux parties dans ce texte, résume mon travail dans cet extrait « Ceci pourrait nous conduire à nous interroger sur la fonction des figures chez Guillaume Toumanian. (…) c’est par ces figures qu’il conviendrait de s’approcher du tableau, ou bien, comme dans un «tableau à secret», elles sont comme le leurre qui attire et en même temps cache ce qui est derrière. » (Variation 1)
MH : Tes tableaux s’imposent d’emblée par une visualité très forte. Tu sembles accorder une place importante à « l’épiderme » de la peinture, à la trace visible du geste, à une sorte de palpitation de la surface colorée qui conserve la mémoire des luttes, des hasards, des hésitations du temps de l’exécution…La notion « d’accident » est très importante pour toi. Quel est ton mode opératoire ?
GT : C’est tout l’enjeu de la peinture selon moi. Je cherche cette émotion qui construit le tableau et qui prend en compte « l’accident ». Rien n’est figé, et l’interprétation devient le fil conducteur de l’acte de peindre. J’accorde une place importante à la gestuelle car il s’agit d’un véritable rapport physique avec la matière. J’ai souvent dit à mes étudiants « on ne rate rien en peinture ». Il faut arriver à une certaine densité pour permettre de préciser son geste et terminer un tableau si tant est qu’il le soit réellement. Cela est une autre question. Le mode opératoire est toujours le même, je mène l’ensemble et engage une figuration, en définissant des formes, des couleurs et une matière plus ou moins épaisse comme un « épiderme » effectivement. Il y a un équilibre à trouver dans les rapports chromatiques, une intensité nécessaire qui est un réel parti pris. Je cherche une ambiance plus qu’une figuration. Encore une fois, je me laisse guider par l’énergie de la peinture. J’accepte de perdre momentanément le combat mais y retourne indéfiniment. Cela peut conduire parfois à la destruction de certaines toiles ou papiers. Le support ne résiste plus, la toile est empâtée, altérée, il faut donc repartir à zéro. Un moment que je vivais très mal par le passé mais que j’ai appris à canaliser. Je fais des photos des étapes de la peinture pour continuer à y réfléchir même si je suis sur un autre projet. Bien souvent je travaille plusieurs peintures en même temps. Le séchage lent de la peinture à l’huile est bien évidement pris en compte afin d'éviter qu’un pigment ne se mélange à un autre. Cette notion d’ «accident » doit être maîtrisée pour que ce soit constructif et harmonieux.
MH : Tes toiles, pour qui est un peu familier de ton travail, sont immédiatement reconnaissables par une certaine qualité de bleu, de vert, de rouge. Accordes-tu à la couleur une valeur symbolique ?
GT : C’est une banalité de dire qu’un peintre a ses périodes mais cela se vérifie assez souvent. La couleur c’est cette alchimie qui permet de dégager une émotion. Par exemple, à partir de 2015, j’ai travaillé sur des « nocturnes » en utilisant tout une déclinaison de bleu, en camaïeu, quasi monochrome afin d’obtenir une ambiance entre chien et loup. La couleur définit l’atmosphère d’un tableau avant de révéler une symbolique. Je parlerai davantage de présence de la couleur. C’est encore une fois dans ce rapport d’interaction quand la couleur agit sur le regardeur. La nuit peut être anxiogène, ce qui est avant tout un état émotionnel. C’est en ce sens que j’évoque une peinture atmosphérique. Les rapports chromatiques s’équilibrent et se diffusent. Je ressens le besoin de chercher les couleurs, de les confronter. Les pigments se mélangent à la matière et créé cette alchimie. Parfois, il y a une saturation qu’il faut gérer rapidement et c’est aussi pour cela que je travaille également à l’encre de chine. Cela permet de créer certaines ruptures qui vont nourrir ma réflexion. C’est un passage nécessaire. Ces variations dont nous parlons s’opèrent également dans la couleur. Pour cette exposition, je présente une série de paysages verticaux de mêmes formats (80x60 cm) qui définissent une ambiance. Un point de vue, une lumière, une lueur qui construisent le tableau et s’harmonisent dans des rapports chromatiques. C’est un tout et l’utilisation de la couleur telle que je la considère dans la peinture permet de sublimer le réel.
MH : Qu’est -ce qui a présidé au choix des peintures que tu vas montrer à Montpellier à la rentrée à la galerie Samira Cambie
GT : Tout d’abord, ce sont les toutes dernières et elles ont été conçues pour cette exposition. Je voulais montrer cette nouvelle série de « variations » autour du paysage. J’ai travaillé dans un atelier situé sur un airial landais, un « lieu-dit » tout proche d’un lac. Ces paysages sont des superpositions d’instants présents et de souvenirs entremêlés (plus ou moins lointains). Un espace vécu qui construit ce travail sériel comme un fil conducteur de mon travail laissant libre cours à ces variations. Il y a aussi des « tableaux de reprise », ces peintures qui ne résistent pas au temps auxquelles j’accorde un « second souffle ». Même si elles ont déjà été exposées, et parfois même éditées, il m’arrive fréquemment de reprendre une toile par manque de « présence ». Je peux la trouver faiblarde, déséquilibrée et mon travail consiste à lui redonner cette force nécessaire pour exister dans un nouvel accrochage. En 2018, lors de mon exposition « De la lumière » à l’Institut Culturel Bernard Magrez à Bordeaux, j’ai montré une toile de 2011, 150x150 cm, reprise en 2018. Le sujet est resté le même, une lisière, mais le ciel et la lumière ont été retravaillés. Dans cette exposition, je propose une sorte de vis-à-vis entre le paysage et la figure.
MH : Quels sont tes projets actuels ? Éprouves-tu le besoin d’explorer de nouveaux paysages lointains pour relancer ton travail ?
GT : Je termine une série de peintures avant de me préparer pour une résidence au Canada, plus précisément à Terre-Neuve, avec la Pouch Cove Fondation en novembre. Je pense que la mobilité fait partie de mon travail car je quitte l’atelier et mes repères pour me confronter à une autre culture, un autre lieu, une autre énergie…dans ce contexte celle de la mer du Labrador en l’occurrence. Le processus contemplatif prend tout son sens et confirme ce que j’ai vécu en Chine en résidence longue en 2018. Je ne sais pas si je relance mon travail à ce moment-là mais cela le régénère d’une certaine manière et j’ouvre d’autres perspectives « sur le motif » notamment. J’entreprends également un travail documentaire en amont puis in situ. Une matière qui me permet de prolonger un travail en atelier post résidence. Bien entendu, je laisse la place aux rencontres et découvertes de lieux non identifiés au préalable. C’est ainsi que j’ai eu la chance de voir des forêts de lucioles en Chine dans la province du Jiangxi. Indéniablement, ces expériences complètent mon travail. Je m’inscris, modestement mais pleinement, dans la lignée des peintres voyageurs du XIXème siècle. Une « pérégrination » qui me permet d’engager par la suite un travail de mémoire, comme des « prises de notes visuelles» disait Delacroix. Le voyage donne manifestement matière à réflexion.
- Directeur du Musée Fabre (Entretien avec Michel Hilaire - Montpellier - juin 2021)